Dans une déclaration préliminaire publiée ce jour, le Centre Carter félicite le peuple tunisien et l’administration électorale pour la tenue et la réussite du cycle électoral de 2019 et leur profond attachement au processus démocratique, qui a nécessité de se rendre trois fois aux urnes à la suite en moins d’un mois.
Bien que l’environnement général dans lequel s’est déroulée l’élection présidentielle ait été largement ouvert et concurrentiel, avec 26 candidats au premier tour et un environnement de campagne amplement ouvert, le processus a été affaibli par un acte qui a semblé répondre à des préoccupations politiques, le placement de Nabil Karoui en détention durant la majeure partie du processus. Le calendrier de sa détention a soulevé des inquiétudes légitimes concernant le droit des candidats à l’égalité des chances.
Le taux de participation, faible lors des deux premiers scrutins, a largement augmenté pour le second tour de la présidentielle. La campagne présidentielle a éclipsé les élections législatives, et ce malgré la l’importance relative du parlement sur le pouvoir exécutif dans la nouvelle constitution tunisienne.
Après l’élection d’une assemblée très diversifiée et d’un nouveau président sans expérience politique, il est crucial pour les dirigeants politiques tunisiens de former un gouvernement qui puisse aider à réaliser les objectifs de la révolution et les aspirations du peuple tunisien. Les élus devront trouver une manière de dépasser leurs différences politiques et idéologiques dans l’intérêt de la Tunisie et des Tunisiens. La formation de la Cour constitutionnelle et autres instances indépendantes devrait être une priorité urgente et devrait être basée sur un large consensus politique. En outre, le parlement et le président devraient travailler en collaboration pour faire face aux défis économiques et politiques du pays, qui étaient la cause profonde de la révolution de 2011.
Le Centre Carter a déployé une mission d’observation de plus de 80 membres, dirigée par Salam Fayyad, ancien premier ministre de l’Autorité palestinienne. L’équipe d’observateurs, qui comprenait des citoyens de plus de 30 pays, a visité 337bureaux de vote et les 27 centres de collecte en Tunisie le jour du scrutin. Les observateurs ont signalé des irrégularités mineures dans un nombre restreint des bureaux de vote qu’ils ont visités.
La déclaration du Centre Carter faite ce jour donne une évaluation préliminaire, dont les principales conclusions sont soulignées ci-après. L’annonce du résultat final et la résolution des litiges et recours restent encore à achever. La présente déclaration est donc l’évaluation préliminaire du Centre mais ne constitue pas l’évaluation définitive du processus électoral dans sa globalité. Le Centre Carter est susceptible de publier des évaluations ultérieures au cours de la période post-électorale et à sa conclusion.
Conclusions principales
- Période pré-électorale : les deux candidats arrivés en tête au premier tour étaient perçus comme des outsiders antisystèmes. Kaïs Saïed est un indépendant sans parti politique qui a mené une campagne peu traditionnelle. Nabil Karoui, qui est co-propriétaire d’un grand média et gère une organisation caritative, a créé un parti politique en juin 2019 peu avant les élections. Il a été arrêté juste avant les élections et est resté en détention tout au long du processus, malgré les inquiétudes soulevées par l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE) et la majeure partie de la classe politique, concernant l’impact de sa détention sur sa capacité à faire campagne. Il a été libéré à deux jours de la fin de la campagne présidentielle. La question de l’égalité des chances entre les deux candidats a dominé la période pré-électorale et la campagne.
- Cadre juridique : L’article 52 de la loi électorale garantit l’égalité des chances pour tous les candidats au cours de la campagne, même s’il ne définit pas le sens de « l’égalité des chances ». Les bonnes pratiques et les sources interprétatives établissent que l’égalité des chances pour les partis et les candidats doit être assurée et que les autorités publiques doivent rester neutres par rapport à la campagne électorale et la couverture médiatique. Nabil Karoui a été libéré le 9 octobre sur ordre de la Cour de cassation, qui a conclu que la cour d’appel avait abusé de son pouvoir et violé les dispositions procédurales en ordonnant la détention préventive de Nabil Karoui. La cour a déclaré que le mandat d’arrêt était nul et non avenu.
- Administration électorale : Le Centre Carter tient à féliciter l’ISIE pour avoir administré de trois scrutins bien organisés dans un calendrier serré. Les trois scrutins ont été conduits sans incident majeur et l’ISIE a pris des mesures pour améliorer le processus entre les élections.
En tant qu’institution responsable d’assurer l’application de la loi électorale, l’ISIE a entrepris toutes les étapes relevant de son autorité afin de s’assurer que Nabil Karoui puisse bénéficier de l’égalité de chances. Elle a soulevé, de façon répétée, son inquiétude auprès des autres institutions gouvernementales et des responsables et a demandé qu’il lui soit permis de faire campagne. L’ISIE n’avait pas l’autorité d’ordonner sa libération, elle ne pouvait pas non plus obliger les autorités judiciaires à le faire. - Environnement de la campagne : La campagne pour le deuxième tour a commencé officiellement le 3 octobre, le jour suivant l’annonce des résultats définitifs du premier tour. Les campagnes de second tour menées par les deux candidats sont restées minimales. La plus grande partie de la campagne a eu lieu sur les réseaux sociaux. Nabil Karoui était en détention durant la majeure partie de la période et Kaïs Saïed a conduit une campagne non-conventionnelle. Toutefois, les deux candidats à la présidence sont constamment restés au cœur de l’actualité.
Kaïs Saïed a annoncé qu’il ne ferait pas campagne parce que son adversaire ne pouvait pas faire campagne alors qu’il était en détention, déclarant que c’était éthiquement la chose à faire. Cependant, ses supporters ont continué de faire campagne pour lui sur le terrain et sur les réseaux sociaux. Durant la période précédant le deuxième tour, les observateurs de longue durée du Carter Center n’ont signalé aucun événement de campagne important pour les deux candidats en région. Cependant, les observateurs ont noté que des volontaires distribuaient des prospectus et menaient une campagne de porte-à-porte pour chacun des deux candidats. Les supporters des deux candidats ont tenu des meetings de clôture à Tunis le 11 octobre sur l’Avenue Habib Bourguiba. Alors que les deux groupes se sont mêlés, aucune altercation n’a été signalée.
- Le dernier jour de la campagne, après la libération de Nabil Karoui, les deux candidats ont pris part à un débat à la télévision nationale sur des thèmes tels que la défense et la sécurité nationale, la politique étrangère, les relations du président avec l’assemblée et avec le chef du gouvernement, les affaires publiques. Pour chaque sujet, les candidats ont été invités à répondre à trois questions. Malgré les efforts des modérateurs pour encourager les candidats à interagir, ils s’en sont généralement abstenus. Ce débat, qui a été suivi par plus de six millions de téléspectateurs tunisiens et dans des pays du monde arabe et au-delà, était une première dans le monde arabe.
· Résolution du contentieux électoral : Le décès de Beji Caïd Essebsi a réduit les délais pour les élections présidentielles, raccourcissant ainsi le processus des recours et appels. De ce fait le
processus de résolution du contentieux électoral pour l’élection présidentielle a été marqué par les plaintes des avocats selon lesquels il était impossible de rassembler suffisamment de preuves pour
démontrer au tribunal que toutes violations présumées avaient affecté les résultats de manière significative.
· Observation des réseaux sociaux : Le Centre Carter a observé les pages Facebook soutenant et s’opposant aux deux candidats à la présidence. Seul Nabil Karoui avait une page officielle sur
Facebook, qu’il a utilisé pour faire sa campagne. Les pages de son parti politique, Qalb Tounes et des pages qui n’étaient pas affiliées à la campagne officielle ont aussi
soutenu le candidat et le parti. Bien que Kaïs Saïed n’ait pas de page Facebook officielle, sa candidature a été soutenue par de multiples pages sans affiliation, avec lesquelles il a nié avoir la
moindre connexion. Certaines de ces pages ont diffusé des rumeurs concernant les efforts de son rival de porter atteinte à l’intégrité du scrutin. Des exemples de discours haineux ont aussi été
signalés. La page officielle de Nabil Karoui a publié des publicités sponsorisées depuis le premier tour. À l’avenir, le parlement devra réfléchir à une manière de règlementer les dépenses de
campagne sur les réseaux sociaux, pour plus de transparence et d’équité dans les processus de campagne.
Contexte
Le Centre Carter opère en Tunisie depuis 2011. Il a observé les élections de l’Assemblée nationale constituante de 2011 et les élections présidentielle et législatives de 2014, ainsi que le processus d’élaboration de la constitution qui a abouti à l’adoption de la constitution en janvier 2014.
Pour ces élections, le Centre Carter a déployé une équipe cadre en mai 2019. À la mi-juillet, le Centre, en collaboration avec l’Institut électoral pour une démocratie durable en Afrique, a déployé 16 observateurs de longue durée. L’équipe cadre et les observateurs de longue durée sont issus de 18 pays.
Le Centre restera en Tunisie pour observer le processus final de compilation et le règlement du contentieux électoral. Les objectifs de la mission d’observation du Centre sont de fournir une évaluation impartiale de la qualité globale du processus électoral, de promouvoir un processus inclusif pour tous les Tunisiens et de montrer son soutien à la transition démocratique en Tunisie.
Le Centre Carter évalue le processus électoral tunisien par rapport à la constitution tunisienne, au cadre juridique électoral national et aux obligations découlant des traités internationaux et des normes électorales internationales. La mission d’observation du Centre est menée conformément à la Déclaration de principes pour l’observation internationale d’élections.
Le Centre souhaite remercier les responsables tunisiens, les membres des partis politiques, les membres de la société civile, les particuliers ainsi que les représentants de la communauté internationale qui ont généreusement offert leur temps et leur énergie pour faciliter les efforts du Centre pour observer le processus électoral.