Deux décennies après l’entrée en vigueur de la loi n°2005-96 sur la transparence financière, le système tunisien de surveillance des comptes présente un bilan catastrophique.
Réuni samedi à l’occasion du 7e forum du Centre tunisien de gouvernance des entreprises (CTGE), affilié à l’IACE, Fayçal Derbel, président du centre, a exprimé son inquiétude. Face à l’accumulation des dysfonctionnements, il appelle à une révision totale du système actuel.
Sa première recommandation : mettre un terme à la fragmentation des contrôles et confier la supervision à une autorité centrale et autonome. Derbel mentionne explicitement le modèle américain du PCAOB (Public Company Accounting Oversight Board), une idée qui circule en Tunisie depuis plus de dix ans sans jamais se concrétiser. Selon lui, seule une instance indépendante et dotée de ressources suffisantes pourrait assurer une surveillance cohérente et efficace de la profession comptable.
Le président du CTGE souligne également l’importance d’abandonner l’approche strictement procédurale qui a prévalu jusqu’à présent. À ses yeux, multiplier les textes réglementaires est inutile si une culture de responsabilité collective ne s’installe pas. Il appelle à un changement de mentalité : passer du respect formel des règles à une véritable adhésion aux principes de gouvernance.
Parmi les autres propositions discutées lors du forum : conditionner l’inscription au Registre National des Entreprises à la désignation effective d’un commissaire aux comptes, et imposer des critères rigoureux – académiques et professionnels – pour accéder aux fonctions d’administrateur. L’objectif affiché : transformer la sécurité financière en « réalité tangible », et non plus en simple « illusion législative ».
les failles du système
Ces propositions reposent sur une enquête de terrain réalisée par le CTGE auprès de 120 acteurs économiques : 60 experts-comptables et 60 entreprises non financières. Les résultats, présentés lors du forum, dressent un tableau alarmant des pratiques en cours.
Du côté des commissaires aux comptes, la situation est paradoxale. Près de trois professionnels sur quatre affirment avoir décliné des missions pour préserver leur indépendance. Cependant, plus de la moitié d’entre eux admettent ne pas avoir de procédure formalisée pour évaluer les risques associés à cette indépendance. Plus préoccupant encore : 78 % déclarent n’avoir subi aucun contrôle externe au cours des trois dernières années. Ce vide de surveillance favorise l’impunité.
Sur le terrain, les auditeurs détectent néanmoins des anomalies. Plus d’un tiers identifient des défaillances majeures dans les systèmes de contrôle interne des entreprises qu’ils examinent. Cependant, le mécanisme d’alerte est enrayé : 96 % des commissaires aux comptes n’ont jamais transmis de déclaration de soupçon à l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC). Seuls 41 % ont saisi le parquet, et uniquement dans des cas extrêmes qualifiés de préjudice économique grave.
Cette retenue s’explique par un dilemme professionnel. Les auditeurs se sentent pris au piège : signaler les faits les expose à des poursuites en diffamation de la part des entreprises concernées, tandis que garder le silence peut leur valoir des sanctions pour manquement à leurs obligations légales. Face à ce double risque, beaucoup choisissent la prudence et l’autocensure.
Un autre constat préoccupant est l’inflation des missions confiées aux commissaires aux comptes. Derbel souligne que vingt-deux tâches différentes leur incombent désormais, bien au-delà de leur mission principale – la certification des états financiers. Cette dispersion dilue leur efficacité et alourdit leur responsabilité, sans qu’aucun mécanisme de protection ne soit mis en place.
Des pratiques discutables au sein des entreprises
L’enquête met également en lumière des pratiques discutables au sein des entreprises. Bien que le Registre National des Entreprises soit indéniablement un succès – 81 % des entreprises l’utilisent pour publier leurs comptes, et 89 % pour vérifier leurs partenaires commerciaux –, la nomination des commissaires aux comptes demeure entachée d’opacité.
Près de la moitié des sociétés interrogées admettent choisir leurs auditeurs sur recommandation, évitant ainsi toute logique de mise en concurrence. Seules 15 % d’entre elles respectent le principe de rotation des cabinets d’audit, qui est pourtant clairement stipulé dans la loi. En ce qui concerne les changements d’auditeurs dus à un conflit d’intérêts avéré, ils ne concernent que 9 % des répondants. Ces chiffres illustrent la faiblesse de l’application effective des dispositions légales.
Vingt ans d’échecs
En 2005, la Tunisie s’était pourtant imposée comme un modèle. Ébranlée par l’affaire Bâtard, qui avait sérieusement affecté la confiance des investisseurs, elle avait mis en place une législation inspirée des meilleures pratiques internationales. Un commissariat collégial, une rotation obligatoire des auditeurs, et la création de comités d’audit : tous les dispositifs semblaient être en place pour assainir le système financier.
Vingt ans plus tard, le constat est alarmant. Avant 2005, un seul grand scandale avait conduit à l’adoption de la loi. Depuis, ceux-ci se sont multipliés : faillites de banques et de compagnies aériennes, effondrements en chaîne de sociétés cotées, une pyramide de Ponzi ayant piégé des dizaines de milliers d’épargnants, et un courtier en huile d’olive laissant derrière lui des centaines de millions de dinars de dettes impayées.
Pour Fayçal Derbel, le constat est clair : un arsenal juridique, aussi élaboré soit-il, n’a aucune valeur sans une application effective et sans une culture de surveillance profondément ancrée dans les pratiques. La loi n°2005-96, conçue pour restaurer l’intégrité financière, est restée lettre morte.
Le forum du CTGE espère renverser cette tendance et contribuer à restaurer la crédibilité économique du pays.